Environnement et Développement Durable, Logistique
Le dérèglement logistique de la mer
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1. Contexte
Les opérations logistiques étaient dans l’ombre du fonctionnement de notre société jusqu’à ce que les crises successives viennent perturber le fonctionnement des chaînes d’approvisionnement au niveau mondial. En effet, la crise covid, la guerre en Ukraine, le blocage du canal de Suez… sont tout autant de raisons qui ont fait réaliser à la majorité des consommateurs que les produits qu’ils achètent tous les jours viennent de sites de production souvent situés de l’autre côté de la planète. C’est peut-être pour certains également une prise de conscience que le délai d’acheminement est très long, alors que par opposition il suffit de descendre dans sa rue ou d’un clic sur une application mobile pour acheter des vêtements et divers objets.
C’est une véritable opportunité au passage pour de nombreux acteurs du transport de se faire connaître, de faire comprendre leurs enjeux et contraintes et de travailler sur leur attractivité dans une période où les pénuries de personnel s’accroissent. Cependant, cela a mis en évidence également une accélération des enjeux climatiques et le manque de préparation des entreprises comme des nations à l’échelle mondiale. Car les situations qui commencent à se présenter sur différentes régions du monde ont un impact sur tous les marchés et que la tendance à la spécialisation industrielle ou agroalimentaire de nombreux pays risque de contraindre nos sociétés à de nombreux ajustements dans les années à venir.
Nous vous proposons de nous intéresser rapidement à l’impact du dérèglement climatique sur les chaînes logistiques internationales, et en particulier le secteur maritime.
2. Synthèse AFT
En 2022, ce sont plus de 100 000 navires, dont la moitié servent au commerce international, qui naviguaient sur les océans. Leur principale énergie motrice : un carburant très polluant, résidu visqueux issu des restes de raffinement de tous les autres carburants utilisés par nos avions, camions et autres véhicules. Il est lourd, difficile à bruler, et représente à lui seul 16% des émissions de gaz à effet de serre de la planète, pour 70% des tonnes-kilomètres transportées. Il s’agit donc d’un secteur stratégique du commerce international, tout en étant l’un des plus impactant sur le dérèglement climatique.
Parmi les possibilités de transformation sectorielles, comme pour tous les secteurs, les pistes envisagées sont nombreuses, comme le développement de gaz naturel liquéfié (GNL), mais dont les effets rebonds sur le réchauffement climatique seraient très élevé en cas de fuites (30 fois supérieur au CO2). D’autres solutions comme le méthanol, l’e-ammoniac (mélange d’hydrogène et d’azote) voire de l’hydrogène sont à l’étude. La Banque Mondiale recommande de soutenir principalement toute énergie verte, renouvelable et de synthèse permettant de basculer vers des carburants à faible émission de carbone.
D’autres pistes semblent encore plus vertueuses, avec des armateurs misant sur des cargos à voile ou des dispositifs de matelas à bulles d’air pour réduire les frottements et la consommation de carburant des navires. La réduction de la vitesse a également un impact fort sur la consommation, mais tarde à se généraliser dans les pratiques.
Côté infrastructures, les ports sont tout aussi impactés par les choix technologiques et énergétiques des navires. Par l’usage « tout pétrole » de ce secteur, ces infrastructures ont pu se couper et fonctionner en autonomie par rapport aux villes de proximité. La transition énergétique impliquerait donc pour les gestionnaires portuaires une restructuration économique et territoriale du réseau, pour être mieux intégrés aux systèmes urbains.
Les ports ont un rôle essentiel à jouer dans l’optimisation des temps d’attente ou des manœuvres, qui représentent des émissions importantes, tout comme pour les véhicules terrestres. En mettant en place des tracteurs alimentés par énergie électrique, en réduisant le temps d’attente ou en approvisionnant les navires en carburants verts, ils pourraient réduire entre 30 et 50% des émissions générées en zone portuaire. Ils ont en outre tous leurs équipements et véhicules de manœuvre à transformer également au passage, surtout lorsque la connexion avec les hubs logistiques n’a pas été suffisamment anticipée et génère des transits supplémentaires vers ces derniers.
Or d’un côté il y a les armateurs, qui au nombre de dix représentent 95% du marché mondial, et de l’autre, des gestionnaires et opérateurs privés sur une échelle nationale ou régionale, dont les capacités d’investissement et de transformation dépendent de leur attractivité à capter du fret.
En parallèle de ces constats, il y a la progression de plus en plus marquée du dérèglement climatique sur nos littoraux et les océans. La montée des eaux s’accentue entre la fonte de la calotte glaciaire et l’expansion de l’eau des océans à cause du réchauffement des températures en surface. En effet, l’érosion des côtes affecte certains sites et nécessitent des investissements importants pour stabiliser et artificialiser de plus en plus les dispositifs portuaires. Les ports sont également sujets à des inondations et submersions, dont le rapport du GIEC de 2022 indique que cela deviendra une réalité d’ici 2050.
Le paradoxe, c’est que sur certaines zones « terrestres » la sècheresse et consommation croissante d’eau douce par divers dispositifs humains réduit le tirant d’eau de certains axes de fret maritimes parmi les plus importants de la planète, tels que le canal de Panama[1] ou à moindre échelle, le Rhin. Les navires sont alors contraints d’être moins volumineux et moins nombreux, sous peine de devoir contourner tout le continent américain ou de trouver des solutions terrestres…
Certains acteurs se voient d’ores et déjà menacés de ne pas survivre économiquement par la faute de ces dérèglements, d’autant qu’il sera extrêmement coûteux de transformer le canal de Panama pour le faire passer en dessous du niveau des océans. Dans le même temps, d’autres préfèrent tabler sur des rénovations graduelles pour s’adapter à la montée des eaux au fur et à mesure, et en absorber les coûts dans la gestion de l’exploitation.
3. Perspectives pour la logistique
Pour le secteur maritime, l’approvisionnement de masques depuis la Chine, ou l’explosion des coûts des conteneurs faute d’une récupération efficace de ces derniers aux Etats-Unis en période de relance économique… ont été des révélateurs de certains risques potentiels en matière de dimensionnement et sur des crises d’envergure mondiale, jamais égalées dans l’Histoire. La mondialisation a permis le développement économique de toutes les régions du monde mais a également fortement fragilisé les chaînes d’approvisionnement, tributaires de leur maillon le plus faible.
En l’occurrence cela signifie que les enjeux climatiques ou dangers pour certains acteurs économiques de la chaîne d’approvisionnement devient critique pour tous les acteurs qui en dépendent, même si cela ne paraît pas être une évidence de prime abord. Le canal de Panama par exemple représente 6% du trafic maritime mondial, dont le transport de produits pétroliers, de minerais et de produits agricoles. Ainsi les enjeux d’infrastructures, d’énergie, de capacité ou de fiabilité du transport maritime, estimé à plusieurs milliards d’investissement dans les années à venir, va rapidement concerner toutes les nations, et autant les pouvoirs publics que les acteurs privés.
On constate aussi malheureusement que pour l’instant la prise de conscience de ces enjeux et leurs impacts n’est pas globale puisqu’elle n’affecte pas tous les acteurs de la même manière. A l’heure de la digitalisation et de la maîtrise des données pour des analyses poussées en matière de mutualisation et d’optimisation, il serait d’autant plus efficace que l’ensemble des acteurs de nos Supply Chain parviennent à se solidariser sur les investissements à réaliser dans la transition énergétique.
Pour l’ensemble des acteurs logistiques, ces coûts risquent d’être répercutés sur le prix de vente des produits, dont sur l’attractivité globale de leurs services, sans qu’ils n’aient les moyens de s’adapter dans de nombreuses situations. Pour les distributeurs, c’est aussi le risque de voir disparaître certains produits de leurs rayons. Pour l’ensemble des acteurs logistiques entre les ports et le dernier kilomètre, si les choix de déchargement portuaire venaient à être modifiés de plusieurs centaines de kilomètres, c’est aussi le risque de voir leur modèle économique s’effondrer.
Les armateurs maritimes ont réalisé des bénéfices records depuis la crise covid et l’envolée des prix des conteneurs, allant jusqu’à atteindre près de 100 milliards de dollars de bénéfices en 2021. En parallèle, ils ont un taux d’imposition qui cabote entre 1 et 2% dans leur pays d’origine et le fioul, tout comme pour l’aérien, n’est pas soumis à une taxation aussi élevée que pour les transports terrestres. La règlementation internationale devrait-elle donc se durcir pour contraindre l’ensemble des acteurs à travailler de concert sur cette transformation économique globale de nos flux ?
Définitions
Tonne-kilomètre : est une unité de mesure de quantité de transport correspondant au transport d'une tonne sur un kilomètre, permettant de comparer tous les modes de transport entre eux. Elle se calcule en effectuant le produit de la masse transportée exprimée en tonnes (t), par la distance parcourue exprimée en kilomètres (km).
Expansion de l’eau : dilatation thermique de l'eau ; cela fait référence au phénomène par lequel le volume d'eau augmente en réponse à une élévation de sa température. Lorsque l'eau est chauffée, les molécules d'eau individuelles gagnent de l'énergie cinétique, ce qui les fait vibrer et augmenter leur espacement moyen les unes par rapport aux autres.
Submersion : inondation temporaire et éventuellement épisodique de zone côtière, générée par la mer, avec de l'eau salée ou saumâtre, lors d’évènements météorologiques ou océanographiques d’ampleur très inhabituelle.
Cabote : consiste en l'acheminement de marchandises et de passagers par mer entre des ports rapprochés, pour lesquels le navire évite de s’éloigner des côtes. Il peut s’agir d’une opération à l’échelle locale, nationale ou internationale.
Sources
- Article Stantec – Les effets de l’élévation du niveau de la mer sur la capacité portuaire
- Rapport Ministère de la transition écologique – Stratégie nationale portuaire
- Rapport ADEME – Prendre en compte l’élévation du niveau de la mer dans le réaménagement d’un quai portuaire
- Publication « Vie publique » - Ports français, une transition énergétique nécessaire
- Article Le Monde – COP27 ; le fret maritime est l’un des grands émetteurs de CO2 et tarde à changer de cap
- Article Novethic – Canal de Panama, Rhin… Le changement climatique menace les plus grandes voies commerciales mondiales
[1] Le canal de Panama, contrairement à celui de Suez, est constitué d’eau douce qui sert également aux populations locales pour leurs réserves d’eau potable et l’agriculture.